J’ai reçu ceci sur Curious Cat et je me suis dit que ce serait une bonne idée de mettre ma réponse sur mon blog pour qu’elle ne se perde pas (et aussi parce qu’elle est démesurément longue) :
Coucou! Comme j’ai vu qu’à un moment, tu parlais de Dorothy Allison, ça m’a fait penser à une réflexion que je me fais depuis pas mal de temps, à savoir la place d’une littérature basée sur une forme de témoignage dans les luttes féministes (et dans toutes les luttes contre les oppressions). Il y a toute une culture du témoignage issue de féminisme, des luttes antiracistes etc. qui il me semble amène à une forme particulière de littérature, est-ce que par hasard du connaîtrait des gens qui ont travaillé par ex sur l’impact des autobiographies et de l’autofiction dans les prises de conscience et les luttes féministes et LGBT? Et/ou des réflexions personnelles? Parce qu’il me semble que ça en amène sur la question de la diffusion et de la représentation (je pense à un extrait de Skin d’Allison où elle explique que même si il y a des choses qu’on ne peut véritablement comprendre qu’en les ayant vécu, ses romans sont tout de même une manière de donner une idée de son vécu à des gens qui ont eu des vies différentes) et sur la nature et les objectifs de l’art en général. Je digresse un peu, mais j’ai l’impression de voir quelque que chose de super rétrograde dans cette manière d’imposer une vision de la littérature comme d’abord esthétique avant d’être idéologique, sans se questionner sur ce que peut porter une esthétique. Bref c’est du gloubi boulga, mais sans essentialiser ou dire qu’il y aurait une forme et une esthétique de lutte, je me demande comment penser concrètement ce que telle ou telle forme de littérature peut apporter au féminisme. Bref, je ne suis pas sûre que ce soit plus clair 🙂
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Coucou, Anonyme !
Avant toute chose, je voulais te remercier pour cette réflexion/question que je trouve super intéressante
Ça me fait très plaisir d’y apporter mon grain de sel car c’est un peu un de mes grands sujets de cogitation en ce moment (en particulier par rapport aux violences sexuelles, ce sera donc mon focus ici).
Forme et fond
Je ne sais pas si je qualifierais cette séparation entre forme et fond (ou esthétique et idéologie, comme tu disais) de rétrograde ou de… profondément naïve.
Je me rappelle par exemple que l’essai King Kong Theory de Virginie Despentes avait fait une forte impression sur moi, quand j’ai fait mes premiers pas dans le féminisme, notamment pour son style très rentre-dedans. Ça m’avait donné à voir qu’on pouvait vivre avec le viol (ou la prostitution ou d’autres choses…) sans que ce soit une espèce de secret honteux, quelque chose qu’il faille cacher, quelque chose qui nécessite qu’on s’excuse avant d’en parler parce que quand même ce n’est pas un sujet à poser sur la table. Avec cette lecture j’ai vraiment compris que c’était à moi de décider du ton que je voulais employer pour présenter mon vécu, que la façon dont on dit les choses, ça fait déjà partie de ce qu’on dit. Je pense que c’est un des gros points forts du livre.
Plus récemment, j’ai découvert Dorothy Allison avec Two or Three Things I Know for Sure. Ce passage notamment m’a apporté bien plus que nombre d’articles et livres théoriques :
What is the story I will not tell? The story I do not tell is the only one that is a lie. It is the story of the life I do not lead, without complication, mystery, courage, or the transfiguration of the flesh. Yes, somewhere inside me there is a child always eleven years old, a girlchild who holds the world responsible for all the things that terrify and call to me. But inside me too is the teenager who armed herself and fought back, the dyke who did what she had to, the woman who learned to love without giving in to fear. The stories other people would tell about my life, my mother’s life, my sisters’, uncles’, cousins’, and lost girlfriends’—those are the stories that could destroy me, erase me, mock and deny me. I tell my stories louder all the time: mean and ugly stories; funny, almost bitter stories; passionate, desperate stories—all of them have to be told in order not to tell the one the world wants, the story of us broken, the story of us never laughing out loud, never learning to enjoy sex, never being able to love or trust love again, the story in which all that survives is the flesh. That is not my story. I tell all the others so as not to have to tell that one.
Dans ce passage elle illustre parfaitement cette tension que je ressens aussi entre ce que j’ai envie de dire (ce qui fait sens pour moi, ce qui sonne vrai) et ce que je suis censée dire (ce qu’on attend d’une victime d’inceste). Je vois ce texte comme une forme de résistance aux discours normatifs sur l’inceste.
Ces « us » aussi, ils en disent long (voir à ce sujet le livre de Cvetkovich, que je te recommande à la fin). Dans une société qui ramène les violences sexuelles à une situation interindividuelle entre le violeur et sa victime, à un drame personnel pour cette dernière, au lieu de replacer ça dans un contexte social plus large, où il peut être objet d’une lutte collective, dire « nous », c’est déjà une prise de position. Je vois dans ce passage une exhortation à parler, à écrire, à raconter nos expériences sans trahir nos vérités, à se réunir pour dicter nous-mêmes les règles de notre prise de parole.
Le lyrisme des experts
J’ai envie de mettre tout ça en parallèle avec ce que j’appelle le « lyrisme des experts », je vais donc me permettre une grosse digression.
Ce texte sur la pédophilie et l’inceste, écrit par une sexologue à destination d’autres (futurs) sexologues, en est un effroyable exemple. [TW homophobie, injonction au sexe, conneries sur les violences sexuelles. Pour ceux qui cliqueraient sur le lien le texte contient aussi des trucs gênants sur la dépression (et sur les TCA ?). N’hésitez pas à reprendre la lecture après la liste ci-dessous, si vous ne voulez pas lire ça dans le détail.] On y trouve entre autre :
- Des affirmations péremptoires et imprécises (« L’enfant abusé sera un adulte à tout jamais marqué dans sa chair et dans son fonctionnement psychique. Sa sexualité d’adulte en portera les conséquences pour toujours. »)
- Des intertitres dramatiques (« Un face à face interdit avec le partenaire : céder ou refuser », « Un désir inaccessible », « Un plaisir impossible »)
- Des formules odieuses balancées sans aucun recul critique (« corps incestué », « un corps qui fait horreur depuis qu’il a été sali », « le corps devient le lieu de l’effraction, de la transgression. Un corps frappé d’interdit, devenu une prison »)
- De l’homophobie à la sauce psychanalytique (« Il arrive aussi que l’agressivité soit dirigé contre l’autre et elle se marquera par du vaginisme, de l’homosexualité. »)
- Du lyrisme à la con glorifiant le sexe-hétérosexuel-comme-témoignage-ultime-d’amûûûr, sans remettre en cause un seul instant sa nécessité dans la vie : « Une zone, des zones, oblitérées, devenues froides et lisses, vidées de tout investissement affectif. Des zones devenues froides, sur lesquelles plus rien d’érogène ne pourra jamais s’inscrire. Des zones protégées en écriture à tout jamais. En tous cas de cette écriture bien particulière qui fait que l’on ne fait qu’un avec son corps, que l’on peut l’investir, que l’on aime le sentir vivre et vibrer, que l’on s’y sent suffisamment chez soi pour en jouer avec l’autre, pour échanger de l’amour avec l’autre. »
- Les violences sexuelles pensées comme une maladie dont on doit « guérir »
- Une conclusion sous forme de leçon pseudo-éclairée : « Pour guérir, il faut cesser d’être victime. » A aucun moment la définition du mot « victime » n’est donnée dans l’article. Interprète ça comme tu veux, de toute façon les victimes s’y prennent mal, c’est tout ce qu’il faut retenir. Après avoir passé des paragraphes entiers à décrire avec une sorte de délectation malsaine à quel point on est brisé à jamais (j’avais discuté avec quelqu’un, je ne me souviens plus qui, qui avait résumé cette attitude par l’expression « trauma p0rn »), on vient donc nous reprocher d’être un peu responsable de notre état, hein, quand même (mais qu’on est con, on avait qu’à arrêter de se victimiser !).
Au final dans ce texte, on ne trouvera aucune piste concrète sur comment venir en aide aux victimes. Et, au vu du style quasi-littéraire qui est employé, je ne pense pas que c’était à aucun moment l’objectif.
Là où je veux en venir avec cette analyse de texte très loin d’être exhaustive, c’est que ces « experts » sont des interlocuteurs de choix pour les médias et que la relation patient/médecin, sexologue/client et/ou psychologue/client est une relation fondamentalement inégalitaire (même si not all professionnels de santé, bien sûr) : ils profitent que la prise de parole soit si difficile pour les victimes pour nous dicter quels doivent être le fond et la forme de nos témoignages ; le reste de la société s’en fait le relais.
Dans cet article, l’autrice cite les écrits d’une victime… qui vont dans son sens. Ça pose la question de l’instrumentalisation des discours, des sources qui vont être utilisées ou non. J’ai le sentiment que ces « experts », dans leur immense majorité, ne citeraient jamais des gens comme Dorothy Allison – parce qu’elle va à l’encontre de leur paradigme, parce qu’elle ose parler de sexe, de plaisir, de bonheur, de lutte, parce qu’elle est bien trop indépendante et féministe pour ne pas mettre à mal leur pouvoir d’expertise.
C’est à la lumière de tout ça, je trouve, qu’on mesure l’importance des écrits de Dorothy Allison ou de Virginie Despentes (ce ne sont pas les seules évidemment, mais ce sont celles que je connais le mieux). De mon point de vue, elles écrivent en réaction aux discours normatifs, dont ce texte n’est qu’un exemple.
Une bataille sur la forme
Ce n’est pas juste une bataille sur le fond, donc, c’est aussi une bataille sur la forme. Par la forme, on conteste ou nuance les normes de vocabulaire (« guérir du viol », « arrêter d’être victime », les violences sexuelles ramenées au champ lexical de la « souillure », etc.).
La forme c’est aussi, comme je le disais plus tôt, le ton qu’on décide d’employer pour parler de ce qu’on vit, ce qui participe à un positionnement : est-ce qu’on s’exprime tout en retenue parce qu’on est gênée par le sujet, parce qu’on a un peu honte, parce qu’on n’est pas sûre d’avoir le droit de parler de tout ça ou est-ce qu’on s’affirme franchement parce qu’on a croisé la route du féminisme et qu’on sait qu’on n’a rien à se reprocher ? Est-ce qu’on est pudique parce qu’on ne veut pas satisfaire un voyeurisme malsain ou est-ce qu’on décrit les violences très explicitement, pour coller le plus possible à la réalité et secouer le lecteur, comme dans Push de Sapphire (il s’agit d’un récit fictif mais l’autrice comme son personnage a été victime d’inceste). Comment est-ce qu’on parle de sexualité (si on en parle) ? Qu’est-ce qu’on transmet en faisant ça ? Plus généralement, est-ce qu’on désire simplement témoigner ou est-ce qu’on veut donner de l’espoir, bousculer, instruire, convaincre ? Et au passage pour qui est-ce qu’on écrit ?
La forme c’est aussi ce qui va faire qu’un texte va être discuté et donc va attirer l’attention du public. Sans surprise, rejeter la forme pourra servir à rejeter le fond. J’avais lu par exemple que Despentes s’était fait descendre par des critiques (masculines) suite à la publication de King Kong Theory parce qu’elle écrivait « trop crûment », de manière pas assez féminine et pas assez chic (coucou sexisme et mépris de classe), là où elle a été célébrée par des féministes pour cette raison notamment. En tout cas, les débats sur son style ont eu un impact sur les ventes, c’est assez clair, et donc sur la diffusion de son message. Idem pour Push.
Enfin, du côté des lecteurs et lectrices qui auraient été victimes de violences, la forme va marquer notre imaginaire et influencer le dialogue entre ce qu’on ressent et comment on interprète ce qu’on ressent. Si on (les experts, la culture) te répète partout que tu es censée te sentir salie, si par l’utilisation d’un certain ton on te dépeint le viol comme une tragédie dont on ne se relève pas, il y a des risques pour que tu privilégies cette vision. Et je dis ça sans aucun jugement, parce que ce n’est clairement pas la responsabilité des victimes, on est bien d’accord. On ne choisit pas la façon dont on incorpore les messages qui nous sont envoyés par le reste de la société.
Mon approche personnelle
J’écris sur l’inceste que j’ai subi et sur ses conséquences. En mettant de côté mes articles de blog, qui n’ont pas vocation à être « littéraires », je fais de l’autofiction et des poèmes sur ce thème. Avec ta question, je réalise qu’en fait je me triture bien plus les méninges sur la forme que sur le fond. Par exemple :
- « Est-ce que j’utilise vraiment cette figure de style parce qu’elle fait sens pour moi ou parce qu’elle est convenue donc facilement disponible en mémoire ? Est-ce qu’un autre choix de mot ne serait pas plus approprié pour rendre à peu près la même idée ? »
- « Qu’est-ce que je renforce ou conteste en formulant les choses de cette manière ? »
- « Est-ce que je veux raconter ceci ou cela de manière à éveiller l’empathie du lecteur ou est-ce qu’au contraire j’écris pour me sentir forte et autonome ? Qu’est-ce que mon texte transmet : mon amertume, ma colère, ma résistance, ma vulnérabilité ? Est-ce que la forme que j’ai privilégiée reflète bien cette intention ? »
Plus j’écris, plus je me rends compte que je ne suis pas en train de « révéler » une vérité qui existerait déjà en moi. Au contraire, je la construis et la fais évoluer par le processus d’écriture. J’apprends à penser et à repenser mon vécu en le mettant en mots.
En matière de contenu, je me concentre assez peu sur l’acte de violence lui-même. J’ai l’impression que décrire de manière crue ce que j’ai subi ne sert pas mes objectifs d’écriture. Je mets plutôt l’accent sur mes émotions, sur mon rapport aux autres et sur le traitement social de l’inceste. Ça peut passer par des figures très imagées, des parallèles, des métaphores. Parfois c’est en jouant sur ces images que je mets à jour quelque chose de nouveau, qui vient s’ajouter à ma compréhension de ce que j’ai vécu/de ce que je vis.
Il y a quelques années, à une époque où je ne parlais pas publiquement de tout ça, j’avais mis sur mon blog un poème très abstrait sur l’inceste ; une manière de partager mon angoisse sans en préciser exactement l’objet. La forme servait à dissimuler une partie du sens. C’est un procédé que je n’emploie plus tellement aujourd’hui, il me semble même au contraire que la forme est devenue mon moyen de révéler le sens. Dire en détail ce qu’il m’a fait ne sera jamais plus informatif que de dire ce que ça m’a fait – et c’est là que le style peut revêtir une importance capitale.
Je suis impuissante face au passé, je ne peux pas revenir en arrière et effacer l’inceste. Par contre je peux m’en emparer et en faire quelque chose dans le présent. C’est une manière pour moi de ne pas rester passive et abattue, une manière d’intégrer l’inceste dans mon vécu autrement qu’en tant que « drame destructeur ». En écrivant, je construis quelque chose (et, éventuellement, je transmets quelque chose). Ça me donne un sentiment d’efficacité, de force (un peu comme pour les articles que j’écris ici d’ailleurs), voire de fierté. « Faire du beau avec du moche », ça a toujours été un de mes procédés fétiches pour gérer les difficultés, comme si ça me permettait de digérer ou quelque chose du genre.
Je n’irais pas dire que l’art est un outil utile pour toutes les victimes mais je pense que ça vaut le coup de réfléchir à ce qu’on peut faire en termes d’activités, créatrices ou non, pour gérer le présent et « s’empouvoirer » (tant qu’on en est à parler de forme, j’ai découvert récemment ce néologisme comme traduction de « to empower »). Dorothy Allison dans Two or Three Things I Know for Sure parlait par exemple de son expérience du karaté, de comment ça a changé son rapport au corps qui avait été compliqué par l’inceste. Je conclurai sur ça, même si c’est probablement un peu convenu… je pense que la littérature, que tu l’écrives ou que tu la lises, peut servir ce but-là : changer ton rapport au monde, ton rapport aux évènements, ton rapport à toi-même.
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Ressources
Deux lectures qui pourraient peut-être t’intéresser :
- Deconstructing and Locating Survivor Discourse: Dynamics of Narrative, Empowerment, and Resistance for Survivors of Childhood Sexual Abuse de Nancy Naples. Ça parle entre autre de publications (mémoires, textes militants…) sur la pédophilie et l’inceste ainsi que de leur réception. C’est un article qui a beaucoup fait avancer ma réflexion sur ces sujets.
- An Archive of Feelings: Trauma, Sexuality, and Lesbian Public Cultures d’Ann Cvetkovich. Pour le moment j’ai juste lu la partie sur le lesbianisme et l’inceste, où l’autrice analyse différents textes et traite aussi de leur impact social.