Je ne sais pas trop bien comment on en est arrivé à ce concept de « déconstruction », que je vois employé un peu partout sur le net féministe. Il me semble – mais je peux me planter – que tout a commencé avec des expressions du style « déconstruire les stéréotypes sur le genre » (EDIT : une expression qui viendrait de la sociologie) puis on en est venu à parler de « déconstruction » tout court et de personnes « déconstruites ». On s’est mis aussi à quantifier la déconstruction (« lui, il n’est pas assez déconstruit ») et à voir la chose comme un processus (« je suis en pleine déconstruction ») dont l’aboutissement serait l’arrivée à un état de déconstruction totale (?).
EDIT : ici, je ne parle pas de la notion de « déconstruction » en sociologie ni de son emploi dans des milieux académiques. Je parle bien de l’utilisation de ce terme dans des milieux militants féministes/LGBT, en particulier à Paris et sur certains coins d’internet.
Cette notion me dérange, je la trouve au mieux improductive et naïve, au pire nuisible dans le sens où elle peut carrément desservir la mise en place d’un débat constructif.
La société, l’individu et les oppressions
Le concept de déconstruction suppose que la société aurait déformé notre pensée, que sans son influence on aurait par défaut une représentation correcte du monde, une « représentation non-oppressive » (un autre concept que je trouve dénué de sens, au passage, mais j’y reviendrai plus bas). Une fois « déconstruits », c’est-à-dire une fois débarrassés des idées nocives (sexistes, homophobes, transphobes, etc.) que la société aurait implantés dans nos têtes, on pourrait en quelque sorte atteindre un état de pureté. En raisonnant de la sorte, on ignore en fait tout le travail de construction qui est propre à la réflexion théorique, chose que je développerai un peu plus tard.
On oublie aussi qu’on ne peut pas réfléchir en dehors du social, que nos petits groupes féministes sont des groupes sociaux, qui existent dans ce monde-ci et qui sont composés d’individus avec des appartenances sociales variées. On ne vit pas coupé de la société, précisément parce qu’on vise un changement, parce qu’on élabore des théories et des outils de lutte en rapport avec ce qu’on voit et vit en dehors et à l’intérieur de nos milieux. Il n’existe pas de pensée « pure », il n’existe pas de pensée qui n’ait pas subi l’influence du social. Nos idées féministes sont socialement construites et partagées ; à ce titre, elles ne sont pas exemptes de biais (stéréotypes, raccourcis, arguments fallacieux, etc.).
Une autre chose à comprendre est que les « idées nocives de la société », elles ne sont pas extérieures à nous, elles ne flottent pas dans le vide, elles sont en nous, elles sont sur le bout de nos langues quand on dit des horreurs. On ne les a pas incorporées passivement. On les a inscrites tout à fait activement dans nos réalités, on les a mises en lien avec d’autres idées, on les a utilisées (et on en utilise encore) pour comprendre et raconter le monde, pour se situer socialement, pour justifier nos comportements craignos, pour nuire à d’autres et même, oui, pour opprimer [1], qu’on en ait conscience ou pas. Bref, on n’est pas les victimes passives de la société, on n’est pas des « oppresseurs malgré nous » qui méritons l’indulgence si on agit mal parce qu’on essaye de « se déconstruire ». Dans la société, on est acteurs et actrices à notre échelle, pour le positif comme pour le négatif. Il n’y a pas d’un côté les individus (qui subissent une société qui leur lave le cerveau) et de l’autre la société-en-tant-qu’ennemi. La société ce sont les individus qui la composent. Il ne sert à rien d’analyser les rapports sociaux en termes d’oppressions si dans le même temps on ne reconnaît pas sa propre participation dans le maintien des inégalités, si on ne reconnaît pas les bénéfices qu’on en tire.
La déconstruction de quoi ?
De quoi est-ce qu’on parle quand on parle de déconstruction ? Il existe une multitude de sujets sur lesquels exercer un regard critique ! Il me semble que c’est un concept généralement rattaché aux questions de genre (incluant les thématiques LGBT) mais je le vois assez peu employé pour, par exemple, les questions de race ou de handicap. Pourquoi ça ? Est-ce que certains sujets sont plus adaptés à la déconstruction que d’autres ? Je ne tiens pas particulièrement à ce qu’on étende l’usage de cette notion mais je voudrais quand même qu’on prenne le temps de remarquer ce focus.
Cela étant dit, même si on se limite à des questions d’ordre féministe, il faut bien prendre en compte qu’on ne peut pas être sur tous les fronts à la fois. On peut être motivé-e autant qu’on veut, on n’en reste pas moins des êtres humains : on sera forcément moins calé-e sur certains sujets que sur d’autres. Aussi désagréable que ce soit de l’admettre, on est perméable aux idées qui circulent autour de nous, y compris les idées de merde, surtout les idées de merde parce qu’elles ont l’avantage de ne pas solliciter des ressources intellectuelles de ouf pour être appréhendées [2], elles reposent sur des stéréotypes, des idées préconçues, sur un « bon sens » qu’on ne questionne pas. Il est évident qu’on n’atteindra jamais un état de « déconstruction totale » car on aura toujours des lacunes ici ou là. Et, à la limite, ce n’est pas bien grave si on est capable d’admettre les limites de ses connaissances théoriques, de se taire et d’apprendre quand c’est nécessaire.
Déconstruction et vérité
On n’a pas accès à la vérité sur le monde grâce à une prétendue déconstruction. Il est absurde de supposer qu’il y aurait une vérité d’ailleurs. Il y a des interprétations du monde et des rapports humains, renseignées par des appartenances sociales, des expériences de vie, des idées politiques… Par là, je ne suis pas en train de dire que toutes les idées se valent (clairement pas !) mais de suggérer qu’on se goure quand, face à un désaccord politique, on résume la situation à des niveaux plus ou moins élevés de déconstruction-donc-de-vérité. Tout au contraire : ce qui est en jeu, là, ce sont des constructions divergentes.
Je remarque aussi que la déconstruction est souvent bien plus une affaire de « bon vocabulaire » que de « bonnes idées ». On ne réfléchit plus aux usages des termes, aux contextes dans lesquels on les utilise, à l’histoire des luttes ou à l’évolution des idées.
Pour citer quelques exemples, qui me frappent par leur absurdité : il ne faut plus dire « couple de même sexe » mais « couple de même genre », parce que le sexe ce serait « les organes génitaux ». Au passage jetons à la poubelle tout texte féministe qui parle de « rapports de sexe » pour analyser le sexisme [3]. Si tu es trans et que tu utilises le terme « transsexuel-le », tu es obligatoirement dans l’erreur, voire tu es transphobe toi-même, et ceci indépendamment du fait que le terme était en vigueur dans les milieux LGBT jusqu’à il n’y a pas si longtemps. Il y aurait en soi des mots « oppressifs » et des mots « inclusifs ». Ainsi la bisexualité serait « moins inclusive que la pansexualité » car « binaire ». On pose convention après convention, sans les interroger, et on ignore sciemment la polysémie de nombre de termes qu’on emploie. Ceux qui ont un autre regard sur ce vocabulaire n’ont rien compris, ils et elles « ne sont pas assez déconstruit-e-s ». On ne laisse pas le bénéfice du doute. Dès lors qu’un « mauvais mot » est utilisé, on ne cherchera pas à savoir quelles sont les idées qui sont placées derrière.
Il y a quelque chose de profondément paradoxal dans le fait de désigner comme « déconstruites » des pensées en réalité extrêmement construites, avec des normes de vocabulaire et des concepts plus ou moins élaborés.
En résumé, la question ne devrait pas être : à quel point est-ce que je suis déconstruit-e ? Mais plutôt : qu’est-ce que je suis en train de construire au juste ?
Il n’y a pas de pensée oppressive
L’oppression ça ne se passe pas dans la tête des oppresseurs. Une oppression est constituée d’actes. Par ces actes on diminue, on déshumanise, on exploite, on violente, on isole, etc. les personnes opprimées. Bien entendu ces actes sont sous-tendus par des idées, il serait stupide de le nier, mais il me semble douteux qu’on concentre notre attention sur celles-ci.
Ce que je vise en premier lieu, en tant qu’alliée à une cause, ce n’est pas de ne jamais avoir de pensées un peu nazes ou faciles sur un groupe social opprimé mais c’est de faire le moins de mal possible par mes actions. Je m’intéresse plus à ma prise de parole ou à mes actes de consommation par exemple qu’à ce qui se passe dans le secret de mes pensées. Se focaliser sur la déconstruction, il me semble que c’est avant tout une manière de se déculpabiliser, de se purifier de ses mauvaises actions ou de ses mauvaises pensées, mais concrètement ça n’aide en rien les opprimé-e-s. C’est bien souvent encore une manière de se replacer au centre, de rechercher une forme de valorisation morale/sociale parce qu’on s’estime plus déconstruit-e que son voisin. Ce qu’on fait plutôt que ce qu’on pense, c’est ça qui devrait au cœur de nos réflexions sur les oppressions.
Conclusion
Le concept de déconstruction repose sur des prémisses bancales et incite à se concentrer au final sur des choses qui ne sont pas si pertinentes dans nos luttes. Pour ses raisons, je pense qu’on gagnerait à l’abandonner complétement.
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[1] Ici, je paraphrase plus ou moins Jean-Claude Abric sur les fonctions des représentations sociales. Je me suis permis d’élargir un peu son propos en parlant plus spécifiquement du lien entre représentation et oppression, ce qui n’est pas un thème qu’il évoque explicitement dans ce que je connais de son travail.
[2] C’est ce qu’on appelle le coût cognitif, en psychologie.
[3] « Sexe » et « genre » sont des notions polysémiques. J’essayerai de développer sur ça à l’occasion. En attendant, quelques ressources intéressantes sont listées ici, sur le blog Ça fait genre.